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L’Afrique Noire est, à la fois, le plus réel et le plus imaginaire des continents. Son peuple aux visages divers pose des pieds nus sur le sol, emprunte encore à la feuille ou à l’écorce la médecine et le vêtement, se nourrit plus des présents (et du présent) de la terre que de sa fatigue. En dépit des progrès de ce que nous sommes convenus d’appeler « civilisation », rien n’y sépare trop l’homme de l’univers : l’outil même naît du jeu des phalanges, de la main, non des manettes. Il y a chaîne de la main à l’outil, de celui-ci à l’objet façonné, au fruit récolté. Continuité de l’épiderme au bois, au fer, au sable, à l’humus, à la plante, à la pulpe. Le contact se maintient, entre l’homme et sa terre, la terre et son homme. Un marché africain, c’est un marché de nourritures terrestres. On y vend parfois de la terre, d’ailleurs, et on y trouve des tubercules, des rhizomes, des végétaux de consistance presque pierreuse. L’étalage, en général, est sur le sol, entre les cuisses écartées des marchands accroupis, luisantes avenues de chair qui conduisent au sexe à peine caché, comme s’il était, cet étalage, produit de ce dernier. Mais les aliments n’ont point pour unique fin de nourrir les corps. Voici des herbes à guérir les maladies, à conquérir les cœurs, à punir les méchants, à conjurer les sorts, à se concilier les dieux. Déracinées de terre, ces plantes s’enracinent dans un autre monde, seulement invisible aux « civilisés » que nous croyons être. Quand il tient dans sa main un fruit matériel, l’homme noir y tient aussi le poids de l’immatériel. Ces deux caractères composent le caractère de l’Afrique. Une ambiguité singulière les unit, d’où procèdent l’humour, la sagesse, la poésie. Y peut-on demeurer insensible ? Pour ma part, au cours de mes voyages, je l’éprouvai sans cesse, la découvrant sous les apparences, dans les rites de l’anthropophagie, comme dans ceux de la danse, voire dans les gestes peu pittoresques. L’Afrique m’a appris à passer, avec une moindre gaucherie, du plan du visible à l’autre. On s’apercevra peut-être que, dans ces pages, je vais du constat et du documentaire à ce qui n’est point précisément tangible. « Je voyageai pour vérifier mes rêves », écrit Nerval. Si ce livre est un récit de voyage, il faut l’éclairer de cette phrase, encore qu’il ne la mérite pas. J’ai voyagé pour savoir si toute innocence avait disparu de la Terre, s’il existait encore des hommes indemnes de la hantise du jugement et de la faute, et ne vivant pas à l’intérieur d’un tribunal semblable à celui que nous, Blancs, avons installé en permanence. Existe-t-elle cette innocence ? C’est un rêve, répondront certains. Peut-être, mais le rêve est préférable au cauchemar.