Est-ce que, moi, la petite fille de l'épicerie de la rue
du Clos-des-Parts, immergée enfant et adolescente
dans une langue parlée populaire, un monde populaire,
je vais écrire, prendre mes modèles, dans la langue littéraire
acquise, apprise, la langue que j'enseigne puisque je suis
devenue professeur de lettres ? Est-ce que, sans me poser
de questions, je vais écrire dans la langue littéraire
où je suis entrée par effraction, «la langue de l'ennemi»
comme disait Jean Genet, entendez l'ennemi de ma classe
sociale ? Comment puis-je écrire, moi, en quelque sorte
immigrée de l'intérieur ? Depuis le début, j'ai été prise
dans une tension, un déchirement même, entre la langue
littéraire, celle que j'ai étudiée, aimée, et la langue d'origine,
la langue de la maison, de mes parents, la langue
des dominés, celle dont j'ai eu honte ensuite mais
qui restera toujours en moi-même. Tout au fond,
la question est : comment, en écrivant, ne pas trahir
le monde dont je suis issue ?
Annie Ernaux
We publiceren alleen reviews die voldoen aan de voorwaarden voor reviews. Bekijk onze voorwaarden voor reviews.