Le journal passionnant et passionné d'un frère morave
Le 13 janvier 1761, un apothicaire de Montbéliard présente son passeport au
poste-frontière de Collonges (aujourd'hui dans l'Ain). Sous cette couverture de
clandestin, voyage un ancien pasteur luthérien ayant rejoint l'Église des frères
moraves, Pierre Conrad Fries. Envoyé pour « réveiller les coeurs » des protestants
français sous la Croix, il parcourt le sud du pays, des Cévennes au Poitou, séjournant
longuement à Lyon, Marseille, Nîmes, Alès, Montpellier, Montauban, Nérac, Orthez,
Bordeaux, Tonneins, Arvert, Gémozac, Jarnac, Melle et Saint-Maixent... Il est reçu
par de multiples familles huguenotes et nombre d'anciens qui le protègent, participe
à de nombreuses assemblées au Désert et, pendant deux mois, officie en Saintonge à
la place d'un collègue malade..
Observateur d'une rare finesse, nourrie à la fois du piétisme morave et de l'esprit
des Lumières, il dresse des portraits saisissants de ses rencontres, notamment ceux de
pasteurs comme Paul Rabaut ou les frères Gibert... Il termine son journal par ces mots
désabusés : « Tout est triste dans le pays d'où je sors : j'ai vu le mal de cette pauvre
nation que j'ai visitée, j'en ai parlé au Sauveur, j'en ai pleuré... »
Ses cahiers que Jean-Paul Chabrol, dans sa préface, compare à un « road movie
spirituel », se révèlent une source inestimable concernant la vie sociale et religieuse des
protestants français au moment des derniers soubresauts de la persécution (le pasteur
Rochette, le marchand Calas), quelques mois avant la publication par Voltaire de son
Traité sur la tolérance.
Cet inédit est présenté et annoté par deux historiens genevois, Dieter et Heidi
Gembicki ; ils en tirent une analyse qui éclaire de façon lumineuse le voyage du frère
Fries, tout en le resituant dans l'histoire intellectuelle et religieuse de l'Europe.
Extraits
18 juillet 1761 :
La difficulté fut de sortir de la maison où nous étions sans nous
faire voir parce que c'était en plein jour. - Nous convînmes
que je passerais à travers les murs de la ville. Ayant pris
cordialement congé de M. Lacoste et de sa famille, je partis
avec deux dames qui me conduisirent et qui me tendirent une
échelle dont je me servis pour monter sur une muraille, d'où
étant descendu, je trouvai une autre dame qui me fit passer à
travers sa maison pour aller joindre un ancien qui m'attendait
avec deux chevaux... (Béarn)
13 novembre 1761 :
Il me répondit qu'il ne savait de quoi je lui parlais :
je lui demandai s'il n'avait pas été lié d'amitié avec le
sieur Michelin et s'il n'avait pas vu chez lui un garçon
perruquier qui lui avait parlé de religion. Alors, me
faisant signe de la main de prendre garde à moi, il me fit
entrer dans son cabinet d'où il congédia un homme qui
lui demandait un avis de droit, et il me dit d'abord que
j'étais bien hardi, que je risquais ma vie de me produire
dans cette ville, vu que je serais un homme perdu si
j'étais connu. (Saint-Maixent)
14 juillet 1762
Hélas ! quand je pense à tout mon travail et que je me
demande quel succès ont eu mes voyages, s'ils ont
contribué à l'avancement de la gloire du Sauveur ? Je n'ai
guère de réponse satisfaisante à me faire. Mais je suis
entièrement assuré que le cher Sauveur m'est propice et
qu'il me pardonne toutes mes fautes. - Au surplus tout
est triste dans le pays d'où je sors : j'ai vu le mal de cette
pauvre nation que j'ai visitée, j'en ai parlé au Sauveur,
j'en ai pleuré et j'en pleure à ses pieds, le suppliant de la
visiter lui-même dans sa grâce : et ma seule consolation,
c'est la confiance que j'ai en sa charité qui ne permettra
pas que mes larmes soient perdues.
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