On ne saurait dire ce qui est le plus étonnant dans le destin de
John Keats : la fulgurante brièveté de sa carrière poétique, le
gouffre qui sépare l'étroitesse matérielle de sa vie des univers
de son imaginaire, ou encore les sidérantes métamorphoses de
son écriture. Quel lecteur, ignorant l'existence de Keats (folle
supposition), pourrait deviner qu'Endymion, Hypérion et
les Odes sont de la même main ? Ces écritures se nourrissent
pourtant d'une source unique : celle de la perte d'un amour
premier dont Keats ne put jamais faire le deuil, plaçant ainsi son
univers sous le soleil noir de la Mélancolie.
«Exister», ce fut pour le poète apprendre à vivre avec cet
impossible deuil. Écrire, c'était reconstruire par les mots
la relation à la Chose perdue. Jusqu'au jour où la quête
mélancolique s'incarna dans l'amour de Fanny Brawne :
passion certes condamnée par la maladie, mais déjà en elle-même
tragique, puisqu'en la femme aimée c'était l'Autre, la
Chose perdue, que recherchait inconsciemment le désir. Cette
«existence» intime de Keats se donne à lire bien sûr dans les
lettres d'amour ; mais elle fait trace surtout dans le champ
poétique, ce lieu paradoxal où le poète fait de son manque la
substance de l'oeuvre.
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