«Un jour où je déjeunais seul chez Démocrite, tu es apparue
à l'entrée de la salle et tu as regardé attentivement autour
de toi. J'avais terminé mon repas et je lisais le journal. Ton
regard ne s'est pas attardé sur moi, pas plus qu'il ne s'est attardé
sur les autres clients. J'ai essayé de contenir ma déception. J'ai
songé que cela faisait douze ans que nous ne nous étions pas
vus. J'ai pris quelques kilos et perdu les rares cheveux qui me
restaient. Une empreinte sombre, qui n'existait pas auparavant,
a fait surface sur mon front. Elle ne ressemble pas à une robe
de mariée anglaise ni à un petit âne. Il y a des taches qui ne
ressemblent à rien. J'en suis arrivé à la conclusion qu'il était
naturel que tu ne me reconnaisses pas, sans réussir pour autant
à me consoler de ma déconvenue.
Puis tu as examiné les clients une deuxième fois. Tu m'as
dévisagé, j'ai cru que tu étais sur le point de te tourner vers la
table voisine, mais cette fois ton regard s'est enfin arrêté sur
moi. Tu as esquissé quelques pas hésitants dans ma direction.
Je me suis levé pour t'accueillir.
- J'ai un peu grossi ! t'ai-je annoncé aussi gaiement que je
le pouvais.
Toi qui m'avais toujours trouvé exagérément maigre, qui
jugeais que je ne me nourrissais pas assez, tu m'as répondu
assez sèchement :
- Je le vois.»
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