Le sentiment de «malaise dans la civilisation» n'est
pas nouveau, mais il a retrouvé aujourd'hui en Europe une
intensité sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale.
La saturation de l'espace public par des discours
économiques et identitaires est le symptôme d'une crise
dont les causes profondes sont institutionnelles. La Loi, la
démocratie, l'État, et tous les cadres juridiques auxquels
nous continuons de nous référer, sont bousculés par la
résurgence du vieux rêve occidental d'une harmonie fondée
sur le calcul. Réactivé d'abord par le taylorisme et la
planification soviétique, ce projet scientiste prend aujourd'hui
la forme d'une gouvernance par les nombres, qui se
déploie sous l'égide de la «globalisation».
La raison du pouvoir n'est plus recherchée dans une
instance souveraine transcendant la société, mais dans des
normes inhérentes à son bon fonctionnement. Prospère
sur ces bases un nouvel idéal normatif, qui vise la réalisation
efficace d'objectifs mesurables plutôt que l'obéissance
à des lois justes. Porté par la révolution numérique, ce
nouvel imaginaire institutionnel est celui d'une société où
la loi cède la place au programme et la réglementation à la
régulation. Mais dès lors que leur sécurité n'est pas garantie
par une loi s'appliquant également à tous, les hommes
n'ont plus d'autre issue que de faire allégeance à plus fort
qu'eux. Radicalisant l'aspiration à un pouvoir impersonnel,
qui caractérisait déjà l'affirmation du règne de la loi,
la gouvernance par les nombres donne ainsi paradoxalement
le jour à un monde dominé par les liens d'allégeance.
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